Texte initialement publié en italien dans la revue en ligne
Si l'on se limite à
considérer la situation européenne et francophone, un intérêt sans précédent
semble s'être emparé de l’art brut ces deux dernières années. Du côté de
l'exposition des objets ainsi désignés, comme du côté des discours qui se
portent sur eux, ce mouvement d'expansion et d'effervescence ne manque pas
d'influencer la réception et la compréhension de l'art brut. Du point de vue
des chercheurs du Collectif de réflexion sur l'art brut (CrAB), ce moment
spécifique requiert une vigilance
critique renouvelée, afin de préserver le sens et la valeur de l'art
brut et permettre à ce concept de rester efficient pour penser l'art.
Institutionnalisation
et mondialisation
L’intérêt pour les objets apparentés à l’art
brut ne date pas d’hier, on le sait. Depuis la mort de Jean Dubuffet, il y a
bientôt trente ans, les appellations et les collections se sont multipliées
– une première mutation qui tend à transformer l’art brut en label. Si la
référence reste la collection réunie par Dubuffet lui-même à partir de 1945
aujourd'hui présentée à la Collection de l’art brut à Lausanne, la part
théorique de l’art brut élaborée au cœur des écrits du peintre est parfois
ignorée, souvent considérée comme périmée et toujours différemment interprétée.
La référence à « l'art brut de Dubuffet » constitue donc une
filiation sans cohérence et sans consensus, pour ne pas dire conflictuelle.
Depuis la fin des années
1990, et à l'heure du débat concernant la
« crise de l'art contemporain », un jeu de
territoires juxtaposés (et parfois même superposés) constitue le champ de l'art
brut comme une sorte de bataille cartographique : art hors-les-normes, art
outsider, art singulier, création franche, art en marge, etc. sont utilisées
comme des étiquettes, pour définir de nouvelles frontières qui tentent
d'inventer un autre monde de l'art, différent de celui que l'on considère comme
« officiel ». Le travail mené à la Halle Saint-Pierre à Paris, sous
la direction de Martine Lusardy, témoigne de l'existence de ces territoires,
largement rassemblés sous l'expression d'« art populaire
contemporain ». Depuis la première exposition en 1995, « Art brut et
compagnie », qui se donnait pour but de révéler « la face cachée de
l'art contemporain », jusqu'à la dernière en date sous le commissariat des
fondateurs de la revue Hey!, il
s'agit de faire exister un autre monde de l'art. Parallèlement, des
défricheurs mènent un travail de terrain remarquable, tels Bruno Montpied,
auteur du blog Le poignard subtil, ou Jean-Louis Lanoux, auteur du blog Animula
vagula. Ces démarches conservent un esprit de résistance
anti-institutionnel : elles découvrent et décrivent, fortes de leur
investissement subjectif et d'une poétique personnelle, mais elles se gardent
de tout discours analytique. Dans le souci de préserver le monde de l'art brut du monde de l'art (tout court), elles parient
sur une cohabitation sans dialogue. On retrouve là le paradoxe inhérent à
l'exposition de l’art brut : comment montrer sans assimiler ? Comment
protéger sans ghettoïser ? Mais surtout, comment éviter de réinventer des
catégories là où, précisément, la tentative était de penser l'art hors des
catégories ? Autrement dit, comment, par la seule juxtaposition d’un autre monde, préserver l’efficacité
critique de l'art brut ? Dans cette perspective, la solution logique
serait, comme le propose Alain Bouillet, de ne plus parler d’« art »
et d'« œuvres d’art », de ne plus utiliser le lexique de l’art pour
aborder les productions plastiques concernées. Mais alors, comment faire de l’art
brut un outil pour interroger l’art si l'on considère qu’il n'appartient plus
au champ de l’art ? Les enjeux qui sous-tendent les différentes démarches
ne sont pas les mêmes, mais ils ne sont pourtant pas incompatibles. Là encore,
l’art brut révèle la nécessité de travailler ensemble : ce concept ne peut
être compris par un seul point de vue ou dans le contexte d’une seule
discipline.
La démarche qui
cherche à protéger l’art brut d’une intégration, d’une assimilation au monde de
l’art moderne et contemporain cultive une certaine méfiance à l’égard de la
pensée académique, alors confondue avec l’académisme, et rejette bien souvent
toute forme de discours. Or, comment permettre à des œuvres (et à des démarches
justement) de faire sens sans discours ? Comment comprendre un phénomène
et le penser, le faire penser, sans
tisser des liens critiques entre les différentes approches qui ne cessent de se
juxtaposer ?
Car, à partir des années 2000, une deuxième
mutation guette l’art brut par le biais de son institutionnalisation et de son
entrée sur le marché de l’art. Par rapport à la décennie précédente, le
mouvement semble s’inverser : l’art brut s’ouvre au monde de l’art
contemporain auquel on cherchait jusque-là à l’opposer.
En Belgique, à
Liège, le Madmusée prend de l’ampleur, tandis qu'à Bruxelles l’Art & marges
Musée (Art en Marge, avant 2009) ne renonce pas à faire dialoguer art brut et
art contemporain. En Suisse, les dernières expositions de la Collection de
l’Art Brut montrent des œuvres souvent inédites venues des quatre coins du
monde (Inde, Canada, Japon, Russie, Indonésie, Ghana, Côte d’Ivoire, Etats-Unis
d’Amérique, Chine) qui confirment ce mouvement d’expansion. En France, des
expositions comme « La Clé des champs » (Paris, Jeu de Paume, 2003),
« A corps perdus : abcd, une collection d’art brut » (Paris,
Pavillon des Arts, 2004), par exemple, sont également emblématiques de cette
mutation, du fait qu’elles furent présentées dans des lieux institutionnels
parisiens dévolus à l’art moderne et contemporain. D’autres acteurs désormais
incontournables ont mis en place des expositions qui montrent un intérêt fort
pour des œuvres apparentées à l’art brut, comme à la Maison Rouge, la fondation
d’Antoine de Galbert. Enfin, la donation de la collection L’Aracine au musée
d’art moderne et contemporain de Villeneuve d’Ascq en 1997 et les expositions
qui en découlent (sous l’expression « Les Chemins de l’art brut »)
ont catalysé ce changement. L’ouverture en septembre 2011 du LAM – Musée
d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille Métropole à Villeneuve
d’Ascq – apparaît sans doute comme l’événement-clé relatif à l’art brut en
ce début de décennie : ce moment institutionnel couronne la tendance à
l'intégration de l’art brut dans le monde de l’art. Parallèlement au
déploiement pérenne des collections de L’Aracine, complétées par les acquisitions
du musée, le marché de l’art confirme une tendance à l’ouverture internationale
et au succès commercial de l’art brut. C'est le cas de la nouvelle galerie de
Christian Berst (anciennement « Objet trouvé ») à Paris dont les
recherches s’orientent hors d’Europe. L’activité de la galerie du Marché à
Lausanne, de la galerie Jean-Pierre Ritsch-Fisch à Strasbourg et d'autres
marchands non-spécialisés – sans parler de la multiplication des ventes
publiques sur différentes places européennes où certaines cotes se voient confirmées
et des records battus – confirme un engouement exponentiel du marché pour
l’art brut. On pourrait dès lors se demander si ce mouvement d’ouverture et
d’expansion n’est pas calqué sur le modèle du phénomène de mondialisation qui
s’est emparé de l'art contemporain, symptomatique d’un mimétisme de
fonctionnement.
Du côté du discours
et de la recherche
Face à cette
mutation des pratiques de collection et d’exposition, les discours critiques et
scientifiques sont tenus d’évoluer. De nouveaux lieux de réflexion sont nés qui
cherchent à cerner ce qu'il advient de l’art brut aujourd'hui. Du côté de la
recherche scientifique, l’enjeu reste de préserver l’art brut d’un usage comme
simple étiquette à apposer sur des productions pour les valoriser
commercialement. Mais l’évolution de l'art brut ne consiste pas non plus à l’élaborer
comme une catégorie, ou pire un « genre » ou un « style »,
ni à l'interpréter a posteriori comme
un « mouvement » comme on le lit bien souvent, – une manière
inavouée de l’intégrer dans l'histoire de l'art et le marché. L’art brut reste
difficile à appréhender parce qu'il est constitutivement hétérogène. Et il est
intéressant du point de vue de la recherche parce qu’il fait problème. Il met à mal nos grilles conventionnelles et
exclusives de lecture (historiographique, sociologique, linguistique ou psychanalytique).
Il ne cesse d’interroger les notions qu’il convoque : l'art, la folie, la
marge, la culture, autrement dit le rapport de l’homme à la société (en passant
par l'art). L’art brut est en ce sens fondamentalement une pratique de pensée
critique, qui renouvelle les approches par une extension et une
problématisation des frontières de l’art. L’indésignable de l’art brut renvoie
à ce qui fait nos limites, notre taie, à savoir l’institutionnalisation des
découpages scientifiques, et conduit logiquement à bouleverser ces derniers. En
somme, l’art brut invite à un décloisonnement des sciences humaines par la
fédération de disciplines qui participent toute d’une anthropologie de l’art. C'est le point de vue du Collectif de
réflexion autour de l'art brut (Crab), fondé par huit chercheurs français,
suisse et italien en septembre 2010. Le CrAB s’est
avant tout constitué comme un espace de mutualisation de recherches puis, par
extension, comme un « lieu » de travail ayant pour but de créer des
liens non seulement entre des personnes issues de différents champs de
recherche (histoire de l’art, littérature, linguistique, histoire, patrimoine,
muséologie, psychologie, entre autres sciences humaines), mais également en
dehors du cadre de la recherche universitaire. Transdisciplinaire, le CrAB a
été fondé sur une forte conviction commune de la part de ses membres :
l’extraordinaire capacité de l’art brut à mobiliser de nombreux champs de
recherche en même temps. En retour, on ne peut répondre adéquatement aux questions
lancées par l’art brut – le concept et les œuvres – qu’en croisant
les points de vue émanant de ces différentes disciplines. À l’approche
historique qui tend à resituer la genèse de l’art brut dans le climat
artistique de l’immédiat après-guerre, s’ajoute une approche contemporaine qui
vise à interroger l'efficace de l’art brut dans le monde
d’aujourd’hui, le domaine de l’art et celui de la pensée critique. Le CrAB
organise depuis deux ans un séminaire de recherches à l’Institut national
d’histoire de l’art. En outre, il met en œuvre différents types de rencontres
avec des acteurs du monde des apparentés à l’art brut (La Fabuloserie, la
Biennale d’Art-Hors-les-Normes de Lyon, le Festival Serendip à Paris, entre
autres), afin de produire un véritable travail critique que sollicitent souvent
ces derniers en retour. Enfin, un projet de publications est en cours afin de
diffuser les travaux de recherche du collectif.
En 2011, d’autres
initiatives de recherche ont vu le jour. Un séminaire s’est ouvert au Collège
international de philosophie à Paris, en partenariat avec l’association de la
collection Abcd (Art brut
connaissance et diffusion), sous la direction de Barbara Safarova, docteur en
esthétique. Dans un premier temps, le travail de réflexion proposait une
analyse des « images des créateurs bruts » en interrogeant leur
rapport au corps ; dans un deuxième temps, le séminaire invite cette année
des collectionneurs à s’exprimer sur leur pratique. Le LAM vient de lancer un séminaire
sous la codirection d’Anne Boissière, professeur
d'esthétique à l'Université de Lille-III et directrice du Centre d’étude des
arts contemporains, et Savine Faupin et Christophe Boulanger, respectivement
conservateur et attaché de conservation en charge de la collection de l’art
brut du musée. Une étude transdisciplinaire des notions de mythes,
individuel et privé, et de l’expression « mythologies individuelles »
(notions et expression respectivement présentes chez Jacques Lacan, Carl
Einstein et Harald Szeemann) est proposée. Il est significatif qu’après avoir
appréhendé l’art brut comme une catégorie, le LAM recentre son discours sur
l’efficacité conceptuelle de l’art brut, ce qui fait écho aux positions du
CrAB : le but étant de mettre à l’épreuve non seulement la notion d’art
brut mais plus généralement celle d’art. De son côté, la galerie Christian
Berst organise également des conférences et des rencontres qui tentent d’interroger
ce qu'il advient de l’art brut aujourd'hui. Enfin, il faut également évoquer,
antérieur à toutes ces initiatives, le séminaire animé par Lise Maurer du GREC (Groupe de recherche et d'études
cliniques) « De la trinité en déroute au sinthome » qui, s'il affirme
une approche essentiellement psychanalytique, n’en convoque pas moins des
invités issus de différents champs de recherche.
Emanant de lieux
différents et chargées d’enjeux divergents, ces initiatives ont en commun la nécessité
de croiser les points de vue. Plus que jamais, l’art brut manifeste cet
impératif : la nécessité de penser ensemble, hors des catégories, hors du
cloisonnement des disciplines, hors des frontières géographiques et théoriques.
C’est en ce sens que le CrAB travaille et qu’il entame une collaboration avec
l’Osservatorio Outsider Art à Palerme, afin que l’émulation ne se réduise pas à
une juxtaposition proliférante, afin que les « rives de l’art brut »,
pour reprendre l’en-tête du blog Animula vagula, ne se résument pas à de
simples « dérives ».
* Texte écrit par B.Brun, V.Capt, C.Delavaux et R.Trapani pour le CrAB, initialement publié en italien dans la revue en ligne Osservatorio Outsider Art , n°4, pp. 142-151.